Il y a comme ça des livres qui nous
restent en mémoire
quand tant d'autres se diluent dans
l'oubli au fil des nouvelles lectures
Rage,
d'Orianne Charpentier
(publié en 2017 aux éditions
Gallimard jeunesse, dans la collection Scripto)
appartient à cette sorte de livre
dont l'histoire vous accompagne longtemps après
La
solidarité des meurtries
Rage, c'est le nom qu'Artémis a
trouvé pour sa jeune amie. Elles ont en commun d'être/d'avoir été
des MIE (Mineurs Isolés Étrangers). Elles portent chacune un
passé violent, indicible.
Si Artémis a repris pied, grâce à
sa "puissance infinie de reconstruction",
Rage, elle, souffre d'un syndrome de stress post-traumatique et de
"dépression hostile". Elle est renfermée,
solitaire, dure et froide comme un caillou, parce qu'elle a connu la
"déchirure", "l'autre côté du
vrai" :
"Le naufrage de son
innocence, la guerre, le déchirement de l'exil, les milliers de vies
déchiquetées autour d'elle... Toute cette douleur est impossible à
exprimer, c'est comme tenter de transformer le bruit des bombes en
langage."
La mémoire à vif
Au début du roman, Rage et Artémis
se rendent dans un quartier résidentiel de banlieue où un
ami-du-petit-ami d'Artémis donne une soirée. Rage s'y rend à contrecœur, inquiète, apeurée même : la musique, les rires, les
danses lascives des filles sous les regards attentifs des garçons,
tout est menace, tout la renvoie à ce passé odieux où s'est
déchaînée la violence animale des hommes.
Lors d'un barrage routier, Rage a été
séparée de sa famille par des hommes armés. Mariée de force le
soir-même, séquestrée dix jours durant. Dix jours de sévices à
la merci de "bêtes au visage d'homme".
La fuite
Mal à l'aise, Rage s'échappe de la
fête et trouve refuge dans le petit jardin à l'arrière de la
maison. Dans le calme revenu, l'attention de la jeune fille est
captée par "un cri de souffrance pure" :
Un chien – une chienne plus
exactement – une bête d'attaque, dressée pour le combat, couverte
de vieilles plaies, ensanglantée, fuit son bourreau, en trainant de
ses dernières forces sa chaîne rompue...
Si
vous souhaitez découvrir la
suite de ce
roman
Sachez qu'il
est disponible à la médiathèque Albert-Camus
Au rayon ado,
cote RA
Si
vous n'en avez ni le temps ni l'envie
que
vous désirez simplement qu'on vous raconte la suite
la
voici :
La rencontre
Non, la chienne ne veut pas agresser
Rage. Elle déboule pour fuir et non pour attaquer.
Ce n'est pas une
ennemie mais une âme sœur.
L'identification est immédiate :
soudain, il est vital pour la jeune fille de sauver cette bête des
mains de son tortionnaire, il est essentiel de maintenir l'animal en
vie.
L'allié
Jean, l'ami-de-l 'ami d'Artémis, va
comprendre l'importance de ce qui se joue dans le cœur de Rage, bien
qu'il ne la connaisse pas. Et elle va lui faire confiance, devinant
sans doute qu'il est un gentil, et non un prédateur.
Jean l'accompagne dans une clinique
vétérinaire. Il l'aide à se faire entendre du personnel, sert de
médiateur. Il se met à son écoute.
Il est aussi calme, doux, posé
qu'elle est éruptive.
La distance de sécurité
Rage, qui souhaitait plus que tout au
monde "que personne ne s'approche", se laisse
apprivoiser, intriguée par ce gentil garçon porté par le souvenir
de sa grand-mère – c'est elle qui lui a légué la petite maison
où a lieu la fête.
Rage observe le jeune homme...
"Une pensée étrange lui
vient : ce qui sépare le plus deux êtres humains, ce n'est pas
l'âge, la langue, la fortune ou la culture.
Ce qui les sépare le plus,
c'est la souffrance qu'ils n'ont pas partagée."
La réparation
L'animal est pris en charge, opéré.
Dans le couloir de la clinique, Rage
veille.
Jean l'accompagne.
L'hémorragie est contenue.
Le chienne ne mourra pas de ses
blessures.
La double-peine
La chienne ne mourra pas de ses
blessures... mais elle devra être euthanasiée car elle fait partie
de la catégorie de chiens d'attaque interdite sur le territoire.
Une fois encore, Rage s'identifie à
l'animal :
"Car elle aussi a connu
cela ; elle aussi vient d'un monde où les bourreaux et les victimes
sont souvent confondus".
Lorsque la jeune femme médecin
demande quel nom donner à la chienne, Rage répond spontanément
"Rage" – comme elle – ce que Jean a
complété par "de vivre".
Le dilemme
Rage - l 'humaine est dévastée, prise
entre son désir fou de sauver celle qui incarne son double de
malheur et son respect des règles, essentiel pour conjurer le chaos
orchestré par les bourreaux :
"La jeune femme médecin a
parlé d'une loi. Elle sait ce que ce mot veut dire, elle répugne à
l'idée d'en enfreindre. Pas par crainte d'un châtiment mais parce
que, à présent qu'elle se sent guérir sur cette terre nouvelle,
elle veut en suivre les sillons. Elle veut y vivre en harmonie, selon
les règles. Elle qui vient d'un pays où l'État se conduit en
bourreau, où tous les droits sont bafoués, elle a soif d'une
justice qui vaudrait pour tous."
Mais face à ce choix de se conformer
à une justice protectrice, il y a Rage-la-chienne, toute la charge
émotionnelle qu'elle incarne :
"Elle ne peut pas
l'abandonner à son sort , après une vie passée à souffrir, sans
la douceur d'une voix amie.
Ce serait comme abdiquer devant
le mal et le malheur, ce serait comme saluer le triomphe des
ténèbres.
Elle sent qu'elle ne s'en
remettra pas si elle le fait, parce qu'elle même est une proie des
ténèbres et qu'aucune complicité n'est possible avec elles, à
moins d'accepter de s'y engloutir."
Les failles providentielles
La nuit avance. Le sort de la chienne
semble scellé.
Mais la discrétion de Jean, son
calme, ne relèvent pas de la passivité ni de la soumission à un
ordre établi : le jeune homme a longuement recherché sur le net des
textes de loi relatifs à la détention de chiens d'attaque ainsi que
leurs éventuelles failles. Et il trouve.
Rage ne sera pas euthanasiée.
Lorsqu'elle se jette contre les
barreaux de sa cage puis sur la jeune fille, ce n'est pas pour la
déchiqueter mais pour lui manifester affection et gratitude.
L'adoption
Une adoption est envisageable. Jean
accepte d'héberger l'animal – Rage ne peut pas la prendre en
charge car elle partage un studio avec Artémis..
Les jeunes gens quittent la clinique,
salués par la vétérinaire d'un
"Et maintenant les
amoureux, allez, ouste"
qui trouble Rage. Et être troublée
la place dans une situation douloureuse :
"La
vérité, c'est qu'elle perçoit ce sentiment comme une faiblesse. Et
dans son monde à elle, être faible est une promesse de souffrance."
La réparation
De même que Rage, lorsqu'elle
s'appelait encore Asabé, a connu une nuit de fin du monde – cette
nuit de la Déchirure – la nuit qui vient de s'écouler est celle
d'une possible réparation, grâce à Rage-la-chienne et à Jean,
qui lui dit : "[...] il faut faire avec ce qu'on perd...
Et avec ce qui nous reste."
Le choix
Selon lui, la vie n'est pas une
tragédie car la tragédie est du théâtre (une des passions de sa
grand-mère décédée), une pièce dans laquelle "les
êtres humains sont les jouets des dieux. Rien ne peut changer leur
destin, aucun effort, aucune vertu. [...] je crois que les êtres
humains ont le choix. Qu'ils sont responsables de leurs actes,
qu'ils ne peuvent pas s'en prendre aux dieux..."
Si ce discours heurte la jeune femme,
il fait cependant son chemin dans ses réflexions, d'autant qu'il
émane d'un ex-enfant pianiste virtuose qui a perdu 3 doigts dans un
accident domestique.
Le dénouement
L'histoire s'achève sur Jean et Asabé
marchant main dans la main, pudiques mais déjà liés. C'est doux,
beau, apaisé. D'autant qu'Asabé "n'a pas l'habitude de
conjuguer au futur. C'est un émerveillement et une terreur."
Ce court roman est un petit bijou,
sans bien-pensance mais profondément humain, dans lequel les
victimes ne sont pas nécessairement faibles et sympathiques.
Parce que l'auteur ne se retranche pas
derrière une quelconque idéologie mais explore l'humain dans son
inévitable complexité, cette histoire est profondément troublante
et attachante.
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