XXXV
Les
fenêtres
Celui
qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais
autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n’est
pas d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus
ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une
chandelle. Ce qu’on peut voir au soleil est toujours moins
intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou
noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie.
Par-delà
des vagues de toits, j’aperçois une femme mûre, ridée déjà,
pauvre, toujours penchée sur quelque chose, et qui ne sort jamais.
Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec presque
rien, j’ai refait l’histoire de cette femme, ou plutôt sa
légende, et quelquefois je me la raconte à moi-même en pleurant.
Si
c'eût été un pauvre vieux homme, j’aurais refait la sienne tout
aussi aisément.
Et
je me couche, fier d’avoir vécu et souffert dans d’autres que
moi-même.
Peut-être
me direz-vous : « Es-tu sûr que cette légende soit la
vraie ? » Qu’importe ce que peut être la réalité placée
hors de moi, si elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et
ce que je suis ?
Charles Baudelaire, Petits poèmes en prose (1869)
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